CHAPITRE II
PLAOFF !
La guerre des boutons, somme toute !
J’ai réclamé une loupe à l’horloger et, accoudé au marbre de sa cheminée qui ressemble à une entrecôte crue, je compare les boutons du blazer avec celui que ces dames policières ont déniché dans le bec de l’hallebarde.
Aucune erreur n’est possible ! Celui que j’ai en main provient bel et bien du blazer de Charles Naidisse.
Conclusion formelle : le jeune dévoyé se trouvait chez sa jeune tante au moment du meurtre. Intéressant, non ?
Si Berthe était rasée de frais, je l’embrasserais pour sa trouvaille.
— Y a quelque chose ? demande la bijoutière d’un ton angoissé.
— Ma pauvre dame, soupiré-je en empochant la photographie, je crois que vous n’êtes pas au bout de vos malheurs.
Elle se tasse un peu. Ses cheveux ternes pendent devant son désespoir comme un rideau d’algues séchées.
— Il a fait d’autres bêtises ?
— Je le crains. Si vous avez des nouvelles de votre sœur, téléphonez-moi, voici mon numéro.
Je m’en vais, confusément accablé par l’atmosphère de détresse qui règne chez les Naidisse. Berthe a déjà filé pour raconter ses exploits à la mère Pinuche. Pourtant elle est seule quand, à mon tour, je déboule de la maison.
Les poings aux hanches, la ballerine de la Villette sonde la rue déserte avec une perplexité préoccupante.
— La mère Tatezy a disparu ! m’annonce-t-elle.
Mon incrédulité doit produire de la fumée.
— Que me dites-vous là, Berthe !
— La stridente vérité, commissaire. Voiliez plutôt : la bagnole est vide et l’horizon de même, tante à gauche que tante à droite...
— Se serait-elle impatientée ?
— Foutraise ! proclame l’éléphantasque. Si elle se serait impatientée, elle nous eusse relancés. Où voudriez-vous qu’elle allasse, dans ce bled, en pleine nuit ?
— Un petit besoin à satisfaire, peut-être ? hasardé-je encore, sans grande conviction.
— Petit besoin, mes fesses ! récrie (fort judicieusement) l’orange-outange. Le casier chéant, elle se fusse soulagée sur le trottoir, vu que la rue est vide, ou bien étant de nature chichiteuse, elle eusse demandé le petit endroit chez les gens qu’on était ! Tous les cafés sont fermés et les chiottes publiques ne doivent pas abonner ! Si je vous causais que j’ai un mauvais pressentiment, San-Antonio ?
Comme pour donner de la substance à ces sinistres paroles, une voix (y a toujours plein de voix dans mes livres, comme dans Jeanne d’Arc story. Seulement, elle, c’étaient les voix de la Providence, tandis qu’ici c’est la voix au chapitre) tombe d’un premier étage pas très haut.
Nous levons nos chefs accablés et découvrons un fantôme dans un entrebâillement de volets. Une figure de vieillarde toute blanche, avec des yeux velus, pareils à deux mouches à merde sur une meringue.
— C’est la dame qu’était restée dehors que vous cherchez ?
Je vous parie une rage de dents contre un dentiste hydrophobe que cette taupe vétusté doit passer ses nuits à épier la Nouvelle Avenue du Général-de-Gaulle. Elle sait tout ce qui s’y passe, connaît par cœur les allées et venues des amants, les titubances des pochards, les algarades des couples harassés, les maladies des enfants, les agonies des vieillards, les promenades nocturnes des chiens, les polissonneries des jeunes gens du samedi. C’est la gazette du patelin, sa vigie, son vigile. Son œil !
— En effet, conviens-je, où est-elle passée ?
Au lieu de répondre d’une manière franche et directe à ma question, la chouette embusquée biaise.
Donnant-donnant un tuyau contre un autre... C’est toujours pareil avec les commères de village. On en revient au système élémentaire du troc. Une indiscrétion contre un cancan, une confidence contre un ragot, un sous-entendu contre une allusion. Passe-moi un peu de ta bile, je te refilerai un brin de mon pus. Tape dans mes miasmes et je goûterai à tes cancrelats. On s’entraide les bas instincts. On s’assiste, on se compatit mutuellement. C’est du boulot de collectionneur, seulement, au lieu de philatéler, de copoclépher, de numismater, on bave. On sécrète du secret. Tiens, fume : c’est du perfide ! Et des comme celle-là, tu la savais ?
— Y a du grabuge, chez les Naidisse ? interroge la vioque. Leur gamin qui a encore fait des siennes, je parie ?
— Plus ou moins, évasifié-je, conscient de devoir lâcher du lest. Vous disiez donc, notre amie ?
— Elle est partie. Qu’est-ce qu’il a fait le petit salopard ? Une attaque à main armée, au moins, non ?
— Pas tout à fait, mais y a de ça. Avec qui est-elle partie ?
— Avec deux messieurs dans une auto ! Il est toujours en fuite, le Charles, ou on l’a arrêté ?
Cette fois je ne songe plus à composer.
— Il faut que je vous parle ! lancé-je vivement.
— Parlez ! invite placidement la meringue mouchetée.
— Ouvrez-moi !
— Sûrement pas. J’ouvre jamais la nuit, à personne.
— Je suis de la police !
— A personne ! réitère la voix. Hein, vous l’avez arrêté, ce voyou ?
— Pas encore !
— C’est ce que je pensais, parce qu’y me semb’bien l’avoir vu au volant de l’auto tout à l’heure.
— Une auto comment ?
— Noire, m’a-t-il semblé.
— Quelle marque ?
— Je connais pas les marques.
— Que s’est-il passé ?
— C’est allé très vite...
— Mais encore ?
— La dame était descendue de votre auto. Elle se tenait à l’entrée du couloir de chez les Naidisse. Je suppose qu’elle écoutait ce que vous causiez.
— Ensuite ?
— La voiture en question est survenue et s’est arrêtée à la hauteur de la bijouterie. Les deux hommes qui se trouvaient à l’intérieur sont restés un moment sans bouger. On aurait dit qu’ils observaient.
— Et alors ?
— Au bout d’un moment, çui qui conduisait pas est descendu sans bruit et il a couru sur la pointe des pieds jusqu’à la maison de ces pauvres Naidisse. Il a posé une question à la bonne femme. J’ai pas entendu quoi. Il causait bas. Elle, elle a riposté un truc que j’ai pas très bien compris non plus, dans le genre : « Non mais dites donc, qu’est-ce qui vous prend ? » Alors le type a sorti quelque chose de sa poche.
— Quoi donc ?
— J’ai pas vu : il me tournait le dos. La dame a regardé. Ils se sont mis à chuchoter, après quoi elle l’a suivi jusqu’à l’auto. Ils sont montés tous les deux derrière et la voiture a démarré.
— Dans quelle direction ?
— Ben, elle est allée jusqu’à la place Joseph-Staline pour tourner et elle a repris la route de Paris.
— Il y a combien de temps de ça ?
— Une dizaine de minutes.
J’hésite un court moment. Le temps d’alerter les archers de la routière et le temps qu’ils mettent leur dispositif en place, les kidnappeurs de la mère Pinaud auront regagné la capitale.
— Vous savez, reprend la vieille morille blanche, plus j’y pense, plus je suis sûre que le fils d’en face conduisait l’auto.
Berthe n’a pas encore moufté, ce qui est un présage inquiétant. Des femmes comme elle, vaut mieux que leur débit soit régulier. Trop de retenue engendre des catastrophes. C’est Malpasset lorsque se rompt le mur de leur silence. Une inondation prodigieuse. Des cataractes sauvages, à n’en plus finir...
Effectivement, la v’là qui démarre. Elle a mis le grand braquet. Elle a du mal à enrouler au début. Mais la vitesse augmente peu à peu, ça tourne de plus en plus fort, et alors c’est le plongeon étourdissant sur la piste ! Le sprint échevelé, fou, superbe.
La mère Pinaud kidnappée, à mon nez et à ma barbe ! Elle s’y refuse ! Pas admissible ! Et d’abord, pourquoi ? Hein ? Cette vieille peau tannée ! Cette punaise stratifiée ? Cette prune séchée ! Ce batracien de baptistère ! Cette guenon dévote ! Ce mannequin à hardes ! Cette dame qui pue la cave ! Cette tarte moisie ! Cette chose ! Ce machin ! Ce vieux truc ! Cette personne ! Pourquoi l’aurait-on enlevée, dites ? En-le-vée, comme une petite fille de riche, comme une belle héritière ! C’est pas de jeu ! C’est injuste ! Elle n’est pas faite pour un tel emploi, la nana à Pinaud. Y a abus de rôle ! La Gravosse n’est pas d’accord ! Elle concordera jamais avec pareil événement. Elle le niera. Le décidera nul et non advenu. Elle en est jalouse ! Horriblement, furieusement jalouse ! Alors quoi, demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, la France entière se passionnera pour ce fait divers ? Il y aurait la frite blette de la belette pinulcienne à la une de France-Soir et confrères ? La sombre confiseuse de foyer se mettrait à exister pour cinquante millions de Français, elle, la furtive, l’ignorée, la presque finie. De Lille à Menton, de Strasbourg à Biarritz on saurait Geneviève Pinaud ! On aurait connaissance d’elle ! Ses traits obscurs, sa physionomie indécise s’imposeraient à l’actualité ? Et Berthe passerait sous silence ! Ne serait qu’une chose en marge, la cédille d’un petit « c », une humble citation dans le torrent d’un article de tête ! Ah non ! Ah, ouichtre ! Ah, foutre ! Ah, merde ! Jamais ! Never ! Nunca ! Une figurante devenue vedette par hasard ! Inconcevable ! Refusé ! Elle s’oppose !
— Mais retrouvez-la donc, au lieu de rester piqué là comme un manche, espèce de manche ! hurle la donzelle dans le silence nocturne de Saint-Franc-la-Père. Agissez ! C’est de votre faute ! On n’emmène pas une vieille peau faisandée « en enquête ». C’est plus de son âge ! C’est immoral ! Vous serez convoqué ! Révoqué ! Emprisonné !
Elle en débite ! Elle fait du foin ! Du raffut !
Elle rameute les meutes ! A la fin je n’y tiens plus.
Pour la toute première fois de ma carrière, je manque de respect à la femme d’un de mes subordonnés.
— Ta gueule, grosse vache ! explosé-je.
Elle en reste baba. D’une bourrade, je la propulse vers ma bagnole.
*
* *
Je roule à tombeau écarquillé.
Qu’espéré-je ?
Je ne sais.
Où vais-je ?
Je l’ignore.
Simplement j’agis vite ! La sarabande de mes idées folles heurte les parois de ma tronche, y déposant une couche crémeuse qui, progressivement, en amortit le sac, le ressac et l’havresac.
Un mort sur une terrasse... Marcelle-Rebecca affolée... Elle sait que son neveu a trempé dans cette histoire, alors elle ne prévient pas la police tout de suite... Un bouton du blazer est resté dans la bouche du cadavre. Ce bouton : on l’y a mis ! En effet, Vladimir a été défoncé d’un coup de hallebarde. Mort sur-le-champ ! Il n’a pu mordre le veston de son antagoniste car il n’y a pas eu antagonisme puisqu’il a été assassiné en descendant l’escalier. Rebecca-Marcelle se sauve... Je vais chez sa sœur. L’instinct ! Les bijoutiers semblent être des bougres dépassés par leur famille, par l’événement, par tout ce qui les cerne et les concerne. Là-dessus, l’appel téléphonique d’une Thérèse qu’ils prétendent ne pas connaître et qui, elle, prétend que ÇA urge. Pendant ce temps, le fils prodigue se la radine avec un pote et ces deux gouapes nous fauchent la mère Pinaud !
Et maintenant ?
Hein, San-A. ?
Maintenant, que vas-tu fiche, mon grand ? Gros malin ! T’embarquer dans ce patacaisse insensé alors que rien ne t’y forçait. T’avais juste un petit coup de grelot à donner. Deux mots à dire à tes collègues et en ce moment tu en écraserais peinardement dans la crèche de Saint-Cloud où la vieille horloge de Félicie fait des tics et des tacs majestueux, comme jadis, quand les hommes prenaient le temps de vivre leur vie...
Une main boudinée se pose sur mon genou droit.
— Commissaire... chuchote l’organe un tantisoit peu enroué de Berthy.
Je m’arrache à mon tumulte interne. Un regard à la Baleine. Elle est fondante, sirupeuse. Ses joues-fesses pendent de chaque côté de sa bouche-anus. Son regard représente deux mouettes s’éloignant dans le crépuscule.
— Commissaire, rappelle-t-elle doucement.
— Oui ?
— Je le savais !
— Que saviez-vous, Berthe ?
— Je savais que vous m’aimiez. Je le savais depuis longtemps. Depuis toujours. Il y a dans vos yeux, lorsqu’ils se posent sur moi, une lueur qui ne trompe pas.
Ma peau se met à chairdepouler pire qu’un mur crépi d’une tyrolienne.
— Mais, heu... Ma bonne amie, je crois qu’il y a maldonne, m’affolé-je.
— Tsst, tssst, tssst ! fait la mutine. Vous vous êtes trahi il y a un instant.
— Moi !
— Oui, chéri : toi !
Ma pomme d’Adam devient grosse comme un gant de boxe.
Avouez que cette nuit est maudite ! Je les verrai toutes, depuis A jusqu’à Zob ! La truie Béru qui me chambre, à c’t’heure, qui veut, qui va me violer ! Je lis dans son regard que c’est du peu au jus. De l’imminent ! Qu’elle va joindre le geste à la parole.
— Mais que racontez-vous ! Berthe, voyons ! Vous êtes la femme de mon ami ! paniqué-je.
— Ce n’en sera que meilleur, grand fou ! gourmande-t-elle. Et tu le sais bien, polisson.
— Je n’éprouve pour vous qu’une solide amitié !
— Que tu crois ! Tu as laissé échapper ton doux aveu, Antoine. Je serai tienne. Arrête qu’on s’aime ! Dans la nature, sur ta banquette, n’importe où ! Je suis prête !
— Mais je vous ai traitée de grosse vache ! éploré-je. C’est cela que vous appelez un aveu ?
— Auparavant ne m’as-tu pas dit « ta gueule » ?
— Mais si, justement, vous vous rendez compte !
— Ta gueule, roucoule l’Annapurna. ta gueule. Tu m’as tutoyée ! Spontanément, dans un élan. Tu n’as pas pu te contenir. TA gueule ! Eh ben, tu vas l’avoir, ta gosse ! Pour toi tout seul ! Arrête tout de suite ta saloperie de bagnole, chéri ! J’te veux ! J’y tiens plus !
Et de couper le contact d’un geste décisif, la fumière ! Moi, vous me connaissez ? M’en est arrivé déjà des trucs pas banals et des moulins peu banaux. J’en ai essuyé des dangers ! J’ai vu la mort comme je vous vois : face et profil... D’autres bougresses m’ont convoité, voulu, eu ! Hue cocottes ! J’ai été maintes fois empêtré dans des situations délicates, périlleuses, angoissantes, compromises... Mais jamais, z’entendez-vous, au grand jamais ! Jamais j’ai coulé à pic dans un tel ridicule. Au moment que des transes professionnelles me poignent, me voilà noyé dans le grotesque à l’état pur. La garcerie ambulante du Mastar qui me gloutonne tout cru ! Misère ! Que faire ? J‘peux pourtant pas crier maman. Me caler les deux mains devant zézette. M’enfuir. Cloquer une plaque de blindage en iridium dans la vitrine de mon kangourou. Je peux pas la supplier de m’épargner. Lui jurer que j‘suis impuissant. Je peux pas prier mon saint patron. La révolvériser ? Tout de même. Assassiner Berthe serait malgré tout un meurtre. Quoi ? « On achève bien les chevaux, vous dites ? Alors pourquoi pas les truies en rut ? » Tout de même... Et la S.P.D.A., alors, c’est quoi donc, et vous en faites quoi t’est-ce ?
Le moteur s’est tu.
Mais fort heureusement, le geste de Bertoche a des conséquences salvatrices. Il crée un accident qui engendre mon salut. Je possède ce genre de chignole à la con dont la direction se bloque lorsque le jus est stoppé.
Roulant encore sur la vitesse acquise et malgré mon coup de patin exprès, v’là que j’embugne un vieux végétal dont le nom latin est platanus. Ma tire se rétrécit de dix centimètres dans le sens de la largeur. C’est la Gravosse qui a effacé l’impact. L’aubergine qui lui escalade la coupole ne tiendrait pas dans un sac tyrolien. Le dôme de l’observatoire au Pic du Midi, mes fils ! Sonnée, ses ardeurs jugulées, ses esprits flottants, ses sens en portefeuille, la gueuse Bérurière dodeline et prend une attitude comateuse à mon côté. Sa hure s’abattant contre moi, je la refoule d’un coup d’épaule dépourvu de galanterie. La rogne me tord tripes et cervelle. Ma fureur est tellement noire qu’un rat de cave aurait besoin d’une lampe électrique pour s’y déplacer.
— Bougre de vieille radasse ! aboyé-je. Gorette en chaleur ! Chienne pâmée ! Chaussette fumante ! Bedaine ! Mochetée ! Excroissance ! Dodue ! Dondaine ! Lessiveuse ! Chaudron percé ! Charretée d’immondices ! Purulence ! Tas ! Monceau ! Coulée de suif ! Bitophage ! Merderie ! Nymphette obèse ! Avalanche ! Taste-slip ! Fourre-tout ! Enfourneuse ! Viandophile ! Dévorante ! Pétrolière ! Boudin ! Ringard ! Superpute ! Oléagineuse ! Bonbonne ! Casse-quenouille !
J’en débiterais encore au moment que je vous narre si, m’étant aperçu que mon moulin n’est pas atteint ni ma direction faussée, je n’avais repris celle de Pantruche.
*
* *
Un long temps de mutisme nous désendolore l’âme. Le mutisme est un adjudant-chef. Se taire cicatrise la pensée.
Ma colère bien tamisée est réduite en poudre lorsque nous pénétrons dans les lumières jaunes précédant la banlieue.
Berthy le sent.
— J’ai eu un coup de folie, s’excuse-t-elle.
Le ton est menu. Elle a déniché je ne sais dans quel coin de ses soufflets de forge un reliquat de gazouillis de fillette.
J’émets un grognement pour auberge espagnole[18].
La Gravosse reprend, de sa voix pénitente :
— Les sens, c’est les sens. J’ai un tempérament d’amoureuse ! C’est plus fort que moi, lorsqu’un homme m’ensorcelle, faut que je lui fasse la grande connaissance.
L’expression est savoureuse.
Aussi la savouré-je, comme île ce doigt.
— Vous êtes bien assuré, j’espère ? continue Mâme Jambonnette, sinon j’ai quèquzéconomies dont je ferais un devoir de participer pour les réparations.
— N’ayez pas d’inquiétude sur ce point. Je suis tous risques, en effet.
Soulagée, elle évanesce un soupir susceptible de propulser une goélette.
— Ah bon. Surtout, causez pas de mon bas de laine à Bérurier, ce salaud me secouerait la tirelire. C’t un jouisseur, Alexandre-Benoît. Avec lui, c’est tout pour la gueule. La bâfre au-dessus de tout ! Y s‘rend pas compte que si on mettait pas d’argent de côté on en aurait jamais devant soi[19]. Moi, j‘suis d’un naturel prévoyant. Et si je vous dirais, commissaire, que je ne pourrais pas sortir sans avoir du flouze planqué dans la doublure de mon sac. Crainte d’être prise à l’improviste ; ça s’est déjà produit. Tenez, un jour, dans le métro, un gamin de vingt ans, beau comme l’amour, s’excitait après moi. Il me caressait les fesses mieux qu’un ange : comme un masseur ! Je lui ai causé. Il demandait qu’à ce qu’on s’isole les désirs. Seulement il avait pas un rouble sur lui, le chéri. On peut triquer et être pauvre, c’est pas un con patible ! Imaginez un instant, San-Antonio, que je n’eusse pointu mon pécule avec moi, qu’est-ce qu’allait payer la chambre d’hôtel et la bouteille de mousseux qui vous enclenche si bien les estases ? Hein ? Non, mais répondez-moi...
Je ne réponds pas, beaucoup trop enfoncé que je suis dans mes méditations.
Je viens de passer la plaque bleue annonçant « Paris ». Ça m’attendrit toujours de voir indiquer Paname par un simple panneau, comme « Trou-les-Bains » ou « Boufzy-le-Petit ».
« Paris », commako, tout bêtement. Avec une fausse humilité qui confine à la grandeur sublime.
J’ai l’impression idiote de rentrer d’un grand voyage. Me voilà dopé par ces cinq lettres, remis à neuf. A un square, une pendule indique deux plombes. Je n’ai pas sommeil.
La Baleine me moule avec ses confidences oreillères pour demander :
— Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
— Du zèle, dis-je.
Elle n’ose pas insister.
Je prends la voie des berges, aussi dégagée à cette heure qu’une route albanaise. La Seine a l’air immobile. Sur la droite, la tour Eiffel balance son pinceau lumineux dans le ciel de nuit. Je fonce... Le souterrain du Trocadéro et celui de la Concorde... Celui du Louvre...
— On retourne dans l’île Saint-Louis ?
— Non.
Elle prend mon laconisme pour de l’hostilité.
— Vous m’en voulez toujours ?
— Pas le moins du monde.
— Alors à quoi que vous songez, beau ténébreux ?
— A un bruit, réponds-je.
— Un bruit de quoi ?
Justement, c’est la nature de ce bruit qui me tarabuste les méninges. Je l’ai encore dans l’oreille. Il lève en moi une succession d’images.
Je quitte les berges au niveau de l’île Saint-Louis précisément, mais au lieu de passer le pont, je vire à gauche, dans le Marais. J’aime bien le Marais. Il est beau, pauvre, triste et chaud. Sincère.
Je prends la direction de la place des Vosges[20] et parviens promptement dans la rue des Francs-Bourgeois. Il habitait le 412, Vladimir Kelloustik. La porte cochère (et phacochère, car elle est dégueulasse) est restée entrebâillée.
— On va chez qui est-ce ? demande Berthe.
L’envie me taraude de l’envoyer au bain turc, mais l’ayant copieusement abreuvée d’injures, un instant plus tôt, je traîne un chapelet de remords derrière moi.
— Chez le mort de la terrasse, chère amie.
D’autor, elle m’emboîte le pas. Le porche est une porcherie. Pavé de pierres rondes, il subit un amoncellement invraisemblable de cageots et de détritus consécutifs au marchand de primeurs voisin. Ça pue le chou pourri et la banane écrasée. Je m’approche d’une porte vitrée derrière laquelle est fixé un carton indiquant les blazes des locataires et leur position géographique dans l’immeuble. C’est rédigé en caractères tremblés sur un couvercle de boîte à chaussures.
Kelloustik pioge au troisième droite.
Nous montons, Berthe souffle fort, comme un qu’est en train de chercher des truffes dans le Périgord. Sa respiration bruyante se répercute dans la cage d’escadrin. M’est avis qu’elle va réveiller tout l’immeuble.
Troisième. Droite.
Sur un bristol, on s’est complu à écrire « Vladimir Kelloustik » en gothique bicolore-à-poils-longs. Un gus qu’avait le temps. Un calligraphe. La vie est pleine de minus qui se prennent pour des artistes parce qu’ils savent écrire un titre en ronde.
Vous allez prétendre que je charge, mais ce petit rectangle de carton blanc m’en apprend plus sur la personnalité de feu Kelloustik que ne le ferait le rapport d’un psychiatre.
Je sonne trois petits coups brefs, manière de créer une ambiance. Quand on réveille quelqu’un, faut essayer de le faire avec un maximum de tact.
En l’occurrence, je ne réveille personne. Le silence épais de la vieille baraque ventrue reste total. Je carillonne derechef, en pure perte.
— On a grimpé tout ça pour la peau ! soupire la baleine.
— Voire ! laconé-je.
Et de tirer mon fameux sésame[21] pour m’expliquer avec la serrure. De la bricole. Quelques coffïots plus bardés d’astuces que les mots croisés de Max Favalelli mis à part, peu de lourdes résistent longtemps aux guiliguili de cet appareil qui est au métier de super-flic ce que la couleur bleue est aux toiles de Vlaminck.
J’ouvre.
— Pardonnez-moi de ne pas vous prier d’entrer, Berthe, dis-je à la mangeuse d’hommes, mais quand on pénètre quelque part avec effraction, la politesse consiste précisément à passer le premier, tout comme au Pont de Lodi.
Sur ce charmant avertissement, j’entre dans le logement du regretté Vladimir. Il y fait chaud. Une odeur de bouillie Guigoz à quoi se mêlent des remugles de vomissure me pince le pique-bise. Délibérément j’actionne le commutateur. Une misérable entrée me saute à la frime. C’est tout petit, tout triste, tout tragique à force de médiocrité. Trois portes prennent sur ce chétif quadrilatère : une porte de gogues, entrouverte, avec vue imprenable sur une cuvette jaune foie. Une porte vitrée, donnant sur une cuisine dont le compteur à gaz obèse occupe les deux tiers du volume : enfin une troisième porte, fermée celle-là, mais qui, sous l’impulsion de ma curiosité, ne le reste pas longtemps.
Et je pénètre dans une chambre-studio. Assez vaste.
J‘sais pas si vous l’avez déjà constaté, mais la médiocrité rend ingénieux. L’appartement d’un mec sans moyens ressemble à un couteau suisse, lequel remplace avantageusement un atelier de mécanique et une batterie de cuisine au complet (t cv n c b erdS, k hgu, qè)[22].
Chez Kelloustik, je découvre : un canapé-lit, une table-machine à coudre, un tabouret-escabeau, une commode-salle de bains, un tampon-buvard faisant pendule et poste de radio, et un bébé endormi dans un berceau qui aboie peut-être lorsqu’il est réveillé.
Je sors la photographie découverte dans le larfouillet de Kelloustik. C’est bien le bébé figurant sur le cliché. Sans doute a-t-il un ou deux mois de plus qu’au moment où l’on a tiré cet instantané, mais je le reconnais. Un chouette blondinet, rose et dodu, avec des fossettes partout. Il dort à poings crispés, son souffle est calme et la lumière tombant de l’entrée fait scintiller ses mèches d’or.
— Un chérubin ! susurre le bovidé en m’écrasant dix kilos de nichons contre la hanche.
Je la sens émue, Berthy. Je le suis également, en songeant au cadavre du papa dans un tiroir de l’Institut médico-légal. A peine au monde il est déjà orphelin de père. Tu parles d’un départ foireux. Notez qu’avec un father pareil il n’était pas sorti de l’auberge...
— Il est seul dans l’appartement ! gronde la houri, comment se peut-ce, un bébé de cet âge ! Et si le feu prendrait ? Et s’il aurait des convulsions ?
Mon haussement d’épaules, pour fataliste qu’il soit, ne calme pas pour autant l’indignation de la vachasse : en termes soignés, elle continue de déclamer son opprobre. Pendant qu’elle récite un beau chapitre de puériculture parlée, je soulève l’édredon du mignonnet. Ce que je suis venu chercher ici s’y trouve. Un hochet, mes jolies. Un beau hochet rouge et jaune. Je l’empare et vais l’essayer dans le vestibule. Il a une sonorité particulière. Au lieu de faire « dreling dreling », comme la plupart des hochets, il produit un bruit plus cassant, un peu crachoteur.
« Un bruit de crécelle », you see ? Ou plutôt you hear ? Bravo, San-Antonio. Quelle subtilité dans l’évolution de la pensée ! Quelle sûreté dans sa trajectoire ! Quelle perfection dans l’analyse ! Ah ! si je n’étais pas moi-même, comme je m’admirerais !
— Vous faites joujou, commissaire ? questionne le Gravosse.
Je cesse de cigogner le hochet.
— La maman de ce petit ange doit se prénommer Thérèse, assuré-je à la vorace interloquée.
Là-dessus, je continue d’explorer la cambuse pour tenter d’y dégauchir un appareil téléphonique. Il n’y en a pas.
Donc, Mme Kelloustik est allée téléphoner ailleurs aux Naidisse. En emmenant son bébé qui ne dormait pas. Après quoi elle est revenue ici, l’a couché et s’est tirée de nouveau.
Pour aller où ? Téléphoner encore ? En ce cas, elle ne va pas tarder.
Dame Berthe aux grands panards, au grand prose et à l’immense chaglaglate n’est pas si melone que je trouve qu’elle en a l’air puisque aussi bien elle demande :
— On attend la mère ?
— Bien vu, ma chère. En effet, je voudrais avoir une conversation avec la maman, déclaré-je.
Je me laisse tomber sur le canapé. La nuit commence à se faire longue.
— J’échangerais volontiers mon droit d’aînesse de fils unique contre une bonne tasse de café, avoué-je.
— Casse la tienne, s’empresse la Bérurière, je peux nous en préparer. Doit bien y en avoir dans c’t appartement !
J’imagine la frime de Thérèse lorsqu’elle va revenir. Trouver une Berthe en minijupe et à aubergine dans sa kitchenette, en pleine noye, ça doit commotionner le circuit nerveux. Il est vrai que la pauvre fille va avoir bien d’autres surprises plus désagréables.
— Si vous mettez la main sur un paquet de moka, préparez-moi un jus aussi épais que du miel, recommandé-je. Je veux pouvoir le boire en tartines.
— Faites-moi confiance, mon cher Antoine, flûtise mon module d’étable, le café, c’est ma spécialité.
Elle s’efface dans un froufrou de jupette.
Votre bon camarade San-A. ferme ses jolis yeux enjôleurs, histoire de récupérer un chouïe. Il suffit souvent de quelques secondes de totale relaxation pour se refaire une santé. Si tu parviens à t’abstraire un instant, ta fatigue met les adjas.
Notez que c’est délicat à réussir, une abstraction San-Antoniaise.
Il est si tellement présent, le bonhomme ! Pour l’effacer, faut beaucoup plus qu’une gomme à crayon.
J’espère pourtant y parvenir, lorsque Mme Alexandre-Benoît Bérurier, dite Berthy, dite Berthaga, dite la Gravosse, pousse une exclamation dont j’aurais honte qu’elle la proférât lors d’une réception à l’Elysée, en présence d’une once apostolique :
— Bordel de Dieu ! exclame la personne ci-dessus nommée...
Puis un silence succède, lequel contient en énergie la suite de l’imprécation.
« Cette énormité de la nature, cette excroissance de dame a dû renverser le paquet de café ou se prendre une pointe de sein dans l’engrenage du moulin », décidé-je.
Le bruit de sa présence (car Berthe fait du bruit en existant, fût-ce au ralenti) m’oblige à remonter les volets de sécurité de ma vitrine.
La molosse est là, livide, moustache en détresse, œil en verre dépoli, poitrine répandue, tifs défrisés, nez désamorcé, langue dardée, oreilles épagneulées.
On dirait qu’elle vient : soit de recevoir une décharge électrique d’au moins 1000 volts dans le rectum, soit de faire l’amour avec un marteau-pilon ! Une bave blanchâtre lui débadine de la gouttière.
— Santonio, chuchote-t-elle, j’aimerais que vous vinssiez voir.
Je vinsse.
Elle m’indique d’un geste récamiesque la petite cuisine qu’elle vient de quitter. Je m’y hasarde.
Les portes des placards béent. Mais mon regard infaillible va droit au minuscule frigidaire mural peint en faux bois.
Outre quelques biberons emplis de bouillie et un reste de ragoût, il contient une tête humaine décollée au ras du menton.